Des ergs et des regs

 


DES ERGS ET DES REGS 


Visage buriné, yeux vifs et volontiers rieurs, la quarantaine bien tassée, solidement campé sur ses deux jambes écartées, les mains dans les poches de son jean serré, la barbe poivre et sel, un ton sans réplique lorsqu’il s’agissait d’apprivoiser le désert, ne négligeant aucun détail, méticuleux sans manie, amoureux fou des grands espaces, Christian était le type même de l’aventurier moderne. Il avait baroudé sur toute la planète depuis un quart de siècle, mais il revenait toujours au désert, à son désert, le Sahara. Le soir, à la veillée devant un bon feu de bois, il ne tarissait pas des multiples anecdotes que buvaient sur ses lèvres les clients voyageurs, frémissants de crainte à l’évocation des djennoun, les petits démons des sables.  Mais ce soir-là, il était seul. Odile, sa jeune compagne, était restée à Djanet pour assurer le retour par avion sur Alger d’un groupe de touristes, tandis que lui, à bord de l’Unimog, son camion légendaire, devait rentrer sur Ghardaïa pour procéder à quelques achats de légumes frais en vue de la prochaine expédition. La prudence exigeait qu’il ne quittât point la piste principale car il n’était pas accompagné d’un second véhicule. Mais sa grande connaissance de ces immensités - les Touareg eux-mêmes ne lui demandaient-ils pas conseil ? - avait fini par émousser sa rigueur. Il avait roulé toute la journée et se trouvait aux alentours de l’erg Admer. Un immense tamaris aux racines enchevêtrées était prêt à accueillir le bivouac. Christian partit en quête de quelques branches mortes afin d’allumer un feu pour sacrifier au rite du thé. A longs jets brûlants, il transvasait le liquide mousseux d’une théière à l’autre, attentif à n’en répandre la moindre goutte sur le sable. Pendant ce temps, l’horizon mangeait rapidement le soleil. Les dunes, au sable chargé d’ocre, figées comme une mer dormante aux crêtes de vagues encore ensoleillées, moutonnaient vers l’horizon qu’elles embrassaient en un long baiser ardent, grandiose spectacle dont la mécanique perpétuelle et répétée ne lassait jamais Christian. Puis, le ciel s’embrasa tout entier, et, dans un ultime spasme d’agonie, son feu dévorant fut avalé à son tour par le sable qu’il avait cuit et recuit tout le jour. Le silence s’installa. Désormais, la paix régnait sous les milliers d’étoiles clignotantes et muettes du ciel saharien. La préparation de son riz en salade, agrémenté de quelques morceaux de thon à l’huile, achevée, Christian s’apprêta à étendre son duvet. Une fois encore, la lune allait garder son sommeil. Sa couverture serait ce champ d’étoiles d’or dont le ballet aérien semblait mû par le vent frais et léger qui venait de se lever. Il était seul, confondu dans l’espace qui l’enveloppait, unique et communiant. Il n’avait pas froid, il était bien. 

  La densité aérienne du frais silence matinal caressait ses sens en alerte. Il guettait du bout de l’oreille un signe du vent, le froissement soyeux de l’aile du corbeau qui n’en finissait pas de planer et s’en allait se fondre dans les dunes rosies par la lumière du lever. Le silence n’avait rien d’oppressant. Il était immense. L’oreille ne se heurtait  à aucun bruit, comme l’œil à nulle forme disgracieuse. L’harmonie était totale entre l’absence de bruit et l’infini du regard. Le soleil montait lentement sur l’horizon et arrosait progressivement les plis du sable, comblant de sa lumière parme les ombres découpées. Au cours de son élévation, il aplatissait les reliefs, libérant une à une les poches de mystère derrière les dunes et raccourcissait l’ombre portée des tamaris. Tout autour du duvet de Christian étaient posées les traces légères d’une gerboise curieuse, enfuie à l’approche du jour. Sur le sable s’écrit quotidiennement l’histoire du désert. Des fragiles dessins laissés par la gazelle aux minuscules empreintes d’un scarabée cheminant vers l’ombre relative d’une touffe de drinn, il savait lire, page à page, les minutes, les jours qui appartiennent déjà au passé. Avec soin, il fit disparaître dans le sable les traces de son bivouac, rendant au désert sa virginité, et reprit la route, calme et serein.

L’horizon tremblotant, aux mirages sans cesse dérobés, fuyait devant lui. La vaste plaine d’Amguit, rigoureusement plate, se fondait sur cet horizon liquide. Doucement, en dansant, s’érigeaient des bouts de montagne semblables à des îlots. Bout du monde magique, la terre s’arrêtait au-delà de la portée du regard. La Garet El Djennoun se dissimulait encore derrière ce voile bleu fantomatique. Sur le côté, des falaises noires, déchiquetées, contrastaient violemment sur les dunes en premier plan, cordon doré qui défilait et se renouvelait sans cesse. Elle flottait dans cet univers irréel, propice à tous les rêves, entre passé et avenir, là où le temps semble arrêté. Bientôt la montagne se fit plus précise. Imposante et majestueuse, tapie sur son lit de basalte, elle dressait ses flèches acérées vers le ciel pour se prémunir des colères divines, elle qui cache en son sein les mauvais génies tant redoutés des Touareg. Au plein moment de cette tempête de pierres, le regard d’un dieu irrité de tant de désordres avait figé à jamais ses élans minéraux. Et depuis, patiemment, le vent polissait, rongeait, éparpillait grain à grain ces monstruosités dont les arêtes, autrefois tranchantes, s’adoucissaient, se contournaient, s’abaissaient, s’aplatissaient jusqu'à rejoindre, vaincues, l’ordre moutonnant des dunes de l’horizon. 


Il roulait depuis des heures. Ivre de son plaisir solitaire, Christian se rendit compte tardivement que l’horizon plat l’entourait désormais complètement. Le soleil était à son zénith. L’azur du ciel se fondait de tous côtés dans le sable. Il se sentit soudain envahi par le doute et décida de s’arrêter pour faire le point. Le silence, d’habitude si léger, s’alourdissait de minute en minute, devenait palpable. Il tapota sur la boussole dont l’aiguille s’affolait. Il descendit du véhicule. Les mains sur les hanches, il embrassa l’horizon au bout duquel s’élevaient des formes ondulantes, écharpes blanchâtres prémonitoires d’une tempête de sable. Il prit conscience de sa fatigue et décida de reporter au lendemain la décision qu’il devait prendre. Soit refaire le chemin en sens inverse, soit tenter de se repérer. Mais le soleil demeurait obstinément au zénith et l’aiguille de la boussole continuait sa ronde insensée.  - Le désert est ainsi, soliloquait notre homme, tout va bien, rien ne semble devoir arriver, et tout bascule. Les événements s’enchaînent les uns aux autres et la situation empire brusquement. Enfin, tout est relatif. J’ai largement prévu la réserve de gasoil, j’ai des vivres plus qu’il n’en faut, de l’eau, et même une demi-bouteille de whisky oubliée par un touriste de l’expédition précédente. 

Un vent léger se levait et s’amplifiait à mesure que le ciel se brouillait. Le sable se mit à fuir en longues traînées sur le sol. Bientôt, la tempête fit rage. Christian avait soigneusement calfeutré toutes les ouvertures de la cabine de l’Unimog mais les grains insidieux pénétraient partout. Une semi-obscurité régnait. Les crépitements rageurs cinglaient en pluie blonde le pare-brise et rythmaient le poème qu’il se récitait pour exercer sa mémoire. Il l’avait composé un soir de bivouac, entre le deuxième et le troisième thé :


« Blondes étendues aux miroirs éphémèresdont les reflets dansants peuplaient mes rêves hier.Courbes féminines des dunes de soie rose,où ce soir encore le soleil se pose.Je te quitte à regret, ma maîtresse d’un jour,les yeux rougis et le coeur lourd.Je reprends mes traces pour une vie bien fade.Au loin, tes lueurs parme et tes monts de jadese fondent sur l’horizon de ma mémoire.
Du silence de plume de tes matins fraisau couchant violet, je me souviendrai.Sous mes pas conquérants pleuraient les grains de dune,et coulaient en traînées pâles sous la lumière de lune, quand je cherchais, fébrile, un trou où me loverpour guetter, impatient, les petits points dorés.Un à un, ils s’allument, clignotent et entamentleur lent ballet de chevelure de flamme.
Un jour de plus, un jour de moinsà vivre tous ces soirs et tous ces matinsqui m’éloignent de ma maîtresse d’un jour,celle qui, parée de ses plus beaux atours,m’a séduit et m’envoûte encore.
Et peut-être un jour reprendrai-je ma rondepour planter mes bivouacs au bout du monde. »

Christian fut bien en peine d’évaluer la durée de la tempête. Sa montre ne fonctionnait plus. Le vent cessa brutalement. La brume violette se dissipa et le soleil, toujours au zénith, réapparut. Il descendit de son véhicule, assommé par tant de bruit et de fureur. Il fit le tour du camion. Bien sûr, les traces étaient effacées. L’inquiétude, insidieusement, s’infiltrait en lui. Solidement campé sur ses deux jambes écartées, les mains dans les poches, il scrutait l’horizon. La lumière tombait droit et le sol vibrait de chaleur. Quelque chose étreignait son ventre, sensation dont il avait perdu l’habitude depuis longtemps. L’angoisse, prélude à la peur. Soudain, l’étrange sentiment d’être observé le fit se retourner. L’absurdité de la situation l’empêchait de réaliser pleinement la vision qui s’offrait à lui. A quelques pas, un homme, vêtu de noir, le regardait. 

Ce personnage curieux, pas vraiment inquiétant, légèrement impalpable, un peu flou, indistinct, au visage dont on oublie les traits sitôt entrevus, semblait lire dans ses pensées comme à livre ouvert. Ses lèvres remuèrent. - Qui suis-je ? Peu importe. Que puis-je pour vous ? Vous aider, un peu, mais la solution est en vous.  Ces propos sibyllins ajoutèrent au malaise ressenti par Christian. D’un geste, l’homme en noir lui fit signe de ne pas l’interrompre et poursuivit. - Vous allez reprendre votre route en suivant vos traces. - Mais elles sont effacées ! - Je sais. Vous allez suivre vos traces, devant vous.  A la mine ahurie de son interlocuteur, le mystérieux personnage esquissa un sourire. - Lorsque vous roulerez, vous vous apercevrez que vos traces se formeront devant votre camion et non derrière. Il faut que vous sachiez que le Temps s’est bloqué. Accidentellement. Cela arrive. En suivant vos traces à l’envers, devant vous, vous remonterez jusqu’au moment où vous vous êtes perdu. Il ne faudra jamais vous arrêter en chemin sous peine de perdre les traces. Elles risquent de ne plus se reformer. Vous allez traverser les paysages les plus fantastiques que vous puissiez imaginer, assister à des couchers de soleil dont les couleurs vous sont inconnues, mais il ne faudra jamais vous arrêter. Les regards des gazelles se feront tendres et suppliants, mais il ne faudra jamais vous arrêter. Les oasis traversées seront des palais de verdure, et, des colonnades de palmiers dégringoleront les grappes de fruits dorés éclatant au soleil leur chair veloutée et délicate, mais il ne faudra jamais vous arrêter. A ce prix seulement, vos efforts seront récompensés. L’homme en noir gonfla, puis devint transparent et disparut. Perplexe, Christian rejoignit l’Unimog, enclencha la première et s’en alla , droit devant...

La lune éclairait faiblement les ombres assises en cercle autour du feu. Sur les silhouettes découpées dansaient les lueurs vives du foyer. Celui qui racontait s’était tu, son histoire terminée. Les étoiles plongeaient lentement vers l’horizon. Le silence étouffé du désert planait comme une parenthèse entre la fin du conte et les questions qui ne manqueraient pas de fuser, comme à l’habitude.  - Et voilà l’histoire de Christian, l’homme du Sahara, telle qu’on la raconte encore de nos jours. - Mais peut-on se fier à ces légendes ? L’Homme existe-t-il réellement ? N’est-il point une pure création de notre esprit pour répondre à des questions dont nous n’avons pas les réponses ? fit le djinn en plongeant sa petite patte velue dans une touffe de drinn.

J.F. Zimmermann

Cette nouvelle a été primée deux fois en 1997 :

1er Prix au concours HARFANG , et 1er Prix au Concours BERANGER DE FREDOL.

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